La truffe du Périgord : histoire d'une consécration
Adoptée en 2006, une norme CEE-ONU FFV-53, relative à la commercialisation et au contrôle de la qualité commerciale des truffes dans le monde, fixe comme nom courant pour l’espèce Tuber melanosporum : « Truffe noire ; truffe noire du Périgord ; truffe du Périgord ». Une consécration internationale que l’on peut retracer - à grands traits - en quatre étapes.
1 - Le Périgord a été depuis leur apparition un territoire de prédilection des truffes noires avec des récoltes « spontanées », dans leur milieu naturel. D'abord locale, leur consommation s’est élargie avec la prise de conscience de leur valeur et l’apparition des conditions d’en faire commerce.
L’usage de la truffe devient courant dans l’entourage royal avec François Ier et Henri IV, sous influence italienne. Offrir des truffes en cadeau est aussi une pratique assez fréquente : vers la fin du XVIe siècle, les truffes du Périgord sont introduites à la Cour de Versailles par les grandes familles du Périgord (famille Fénelon, notamment, rapporte Joseph Durieux1).
Des truffes venues du Périgord figurent à la table de Louis XV et de la marquise de Pompadour, à Choisy, en 1757. Trois décennies plus tard, le baron de Naillac-Mèredieu en remet au ministre Montmorin (chargé des Affaires Etrangères, sous Louis XVI).
2 - Chaque hiver, à partir du XVIIe siècle, grâce au développement des voies et des moyens de transport, le Périgord expédie des volailles truffées ainsi que des truffes vers la capitale et plusieurs villes importantes. Avec l'affirmation d’une cuisine française recherchée, des comparaisons sont faites entre truffes d’origines géographiques différentes d’abord par des cuisiniers et des gourmets exigeants.
Spontanément, leurs opinions convergent en faveur des truffes provenant du Périgord. Parmi les plus anciennes et les plus notables appréciations, figurent celles d’auteurs réputés : en 1746, Menon juge que les meilleures truffes proviennent du Périgord2. Ce que confirme, en 1810, Grimot de La Reynière, dans son Almanach des gourmands, « le Périgord produit incontestablement les meilleures3 ».
Brillat–Savarin note dans la Physiologie du goût que « les meilleures truffes de France viennent du Périgord et de la haute Provence »4.
Des botanistes, des géographes, des écrivains partagent ces avis, comme Aubert de la Chesnaye dans son Dictionnaire universel d'agriculture de 1751 (tome 2, p. 450).
La consécration la plus remarquable figure dans la fameuse Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, sous la direction de Diderot et d’Alembert, vol. 16, paru en 1765. A l’article Truffes, on lit « Les bonnes sont communes en Italie, en Provence, en Dauphiné, dans le Languedoc, l’Angoumois et le Périgord, où elles sont les meilleures ».
« Les truffes du Périgord sont aujourd’hui préférées » note aussi en 1789 Jacques–Antoine Dulaure dans sa description des principaux lieux de France. Au plus fort de la Révolution, on est surpris de lire, dans le Journal général de Francedu 1er janvier 1793, un écho signalant que la Citoyenne Leudet vient de recevoir au magasin de comestibles (398, rue Coquillère à Paris), « des truffes du Périgord, cuites et non cuites »...
En 1828, le Dictionnaire des Sciences Naturelles5 des professeurs du jardin du Roy livre son verdict : « En France, les truffes du Périgord ont une célébrité non contestée et qui les fait rechercher par les plus friands amateurs »… En 1835, on lit au mot « Truffe » du Dictionnaire de l'Académie française, tome 2, page 893 : « les truffes du Périgord sont les plus estimées », ce que Littré (médecin, lexicographe) confirme en 1863, dans son Dictionnaire de la langue française.
3 – Au cours du XIXe siècle, la notoriété des truffes issues du Périgord est amplifiée par deux phénomènes. Le premier – à partir des années 1800 - est le début d’essais de culture : empiriquement puis plus scientifiquement, on parvient à associer la production de truffes et certains arbres ; des Périgordins font partie des pionniers.
Le second évènement, un demi-siècle plus tard, tient aux ravages que le phylloxera cause aux vignes, notamment en Dordogne. En substitution, les boisements à vocation truffière se multiplient et les récoltes deviennent de plus en plus abondantes.
Trois chiffres résument « l’âge d’or » de la truffe du Périgord produite en Périgord :
de 40 tonnes en 1835, la production s'élève à 120 tonnes en 1869
et atteint son apogée avec 160 tonnes récoltées en 18926.
De fortes récoltes qui soutiennent et propagent la réputation. Les producteurs périgordins obtiennent médailles et diplômes lors des concours agricoles nationaux ou européens, comme la famille Fournier, de Laudinie, à Sorges7. La presse « nationale » de la fin du XIXe siècle entre même dans le détail des terroirs du Périgord pour recommander telle localité ou tel marché.
Des conserveries réputées se créent dont les commerciaux rapportent des commandes des principales villes européennes.
Comme dans d’autres régions, les truffes de l’âge d'or lèguent aux générations suivantes un patrimoine rural bâti (les « maisons » de la truffe) ainsi que les recettes de cuisiniers renommés comme « les truffes à la Périgord », la « sauce Périgueux », mais aussi les omelettes et les pâtés truffés et les fameuses truffes sous la cendre.
4 - La dernière étape de cette consécration est commerciale, puis scientifique et juridique. L’éminent spécialiste François Le Tacon8 a bien décrit l’amorce du processus commercial dont les truffes noires furent l’objet : « Pendant longtemps, jusqu’au moins le milieu du XIXe siècle, elle a été simplement appelée truffe noire ». Ce sont probablement les conserveurs du Lot, qui, à la fin du XIXe siècle, pour des raisons de promotion commerciale, ont ajouté « du Périgord ». Le procédé gagne peu à peu le monde de la truffe ; le grand Sud y vient (voir - parmi bien d’autres - l’étiquette d’une conserverie gardoise), puis le reste de la France.
Les scientifiques et les juristes vont largement suivre la tendance. Pour les premiers, on peut mesurer l’aboutissement de l'assimilation progressive entre Tuber melanosporum et truffes du Périgord dans les publications de référence du début du XXe siècle comme celle du mycologue G. Malençon en 19389.
Au plan du droit, la truffe du Périgord ne désigne plus aujourd’hui les seules truffes T. melanosporum récoltées en Dordogne. Ainsi que le prescrit pour toute la France l’article 6 du décret 2012-129 du 30 janvier 201210, pour cette espèce, les noms usuels doivent être ceux de « Truffe noire », « truffe du Périgord » ou « truffe noire du Périgord ». L’étranger y souscrit aussi largement : dès qu’une « mélano » est récoltée de par le monde, c’est une « truffe du Périgord », voire « une Périgord »...
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2021 n’est plus 1850... Si la qualité de ses truffes a valu au Périgord une notoriété mondiale qui perdure, c'est aussi un héritage lourd à assumer. La première guerre mondiale, l'obsolescence des truffières qui suivit, la métamorphose des campagnes et l’évolution climatique ont drastiquement réduit les récoltes : 23 tonnes furent récoltées en 1923 en Dordogne et seulement 8 tonnes en 2018, une bonne année (environ une cinquantaine alors pour toute la France).Comme beaucoup d’autres, les trufficulteurs périgordins, en dépit de leur mobilisation et de leur travail, peinent encore pour relancer la production.
Une exigence particulière de qualité leur incombe aussi pour que les truffes produites en Périgord demeurent conformes à celles qui en ont fondé la renommée11. Un enjeu identitaire !
Jean–Charles Savignac
Notes :
1 - Bulletin SHAP, 1931
2 - La cuisinière bourgeoise, 1746.
3 - Almanach des gourmands, publié de 1803 à 1810, tome 8, page 6.
4 - Publiée en 1825, page 66.
5 - Tome 55, page 525. Les auteurs mettent en garde : « La truffe est un aliment dont on ne doit faire qu'un usage modéré : elle est très-échauffante et aphrodisiaque ; elle ne convient pas à tous les tempéramens ».
6 - Chiffres tirés de deux éditions successives de l’ouvrage de référence de Chatin La truffe.
7 - Coll. Ecomusée de Sorges. Premier lieu au monde dédié à la truffe et à la trufficulture, il a été inauguré en avril 1982.
8 - François Le Tacon, Les truffes, Agroparis – tech, 2017.
9 - Revue de Mycologie, avril 1938, page 59.
10 - Complété par un arrêté du 19 mars 2015.
11 - Le Dictionnaire de 1828 (ibid) indique : « Cette espèce est la truffe par excellence, si recherchée par son odeur pénétrante et parfumée, et par sa saveur agréable, qui en fait les délices des gourmets ».