Un banquet en 1890
Né à Vergt le 18 avril 1831, Jean-Camille Fulbert Dumonteil est un écrivain et chroniqueur gastronomique dont le buste (ci-contre, photo MAAP) est conservé au Musée d’Art et d’Archéologie du Périgord à Périgueux. Il a écrit de nombreux articles et livres sur la cuisine du Périgord. En 1904, il rédige avec André Theuriet L’art du bien manger. Son ouvrage majeur La France Gourmande est édité en 1906. Il s’éteint le 2 mai 1912 à Neuilly sur Seine.
Nul doute qu’il aurait apprécié le menu du banquet de la Société des Beaux-Arts (collection SHAP, fonds Joseph Saint-Martin) que nous présente ici Tristan Hordé.
Tout menu de restaurant apporte des informations variées, notamment à propos de la manière de se nourrir de tel ou tel groupe social en dehors du quotidien et, quand il a plus d’un siècle, il éclaire la relation que nous entretenons avec le passé. Le menu du banquet organisé le 6 juillet 1890 par la Société des Beaux-Arts de Périgueux, fondée en 1885, donc 11 ans après la SHAP, montre que si l’on recherche une "tradition gastronomique du Périgord" on constate qu’il n’y a que peu de ressemblance entre les mets servis autrefois et ceux d’un restaurant d’aujourd’hui — un autre menu de la même époque donnerait le même enseignement.
Laissons de côté les désignations de quelques plats (Corot, Rembrandt, à la Flamande), liées à la nature de la Société, et arrêtons-nous à l’organisation même du menu, fort éloignée de celle d’un banquet du XXIe siècle, plus d’ailleurs par la succession des plats que par leur nombre. Un menu contemporain de restaurant comprend, sauf exception (quand s’ajoute le poisson), trois services, chacun pouvant comprendre plusieurs plats — entrée(s), viande, dessert ; un service supplémentaire peut apparaître : fromages. En 1890, on proposait encore le « relevé » : on enlevait le potage. Le terme « entrées » recouvrait tout à fait autre chose qu’en 2020 ; « rôts » s’appliquait exclusivement à une viande rôtie, les légumes faisaient l’objet d’une mention particulière alors qu’ils sont intégrés dans la partie viande/poisson de nos jours ; « entremets » — proprement, ce qui est « entre deux mets » — correspond ici à notre dessert, mais « dessert » pouvait aussi se distinguer à la fin du XIXe siècle de l’entremets. On pourrait encore avoir un autre poste, la « salade ». Les vins sont énumérés à la fin du menu et non à part comme aujourd’hui : ce sont presque toujours, à Périgueux, des vins de Bordeaux qui sont retenus ; le « Grand ordinaire » désigne sans doute un vin de Bergerac : on ne trouve pas la mention « Bergerac » dans un menu d’un restaurant de Périgueux de cette époque ; « Bonnac » doit être lu « Bonnat », nom d’un vin de Graves ; l’origine du Médoc est habituellement précisée. Quant au Champagne, il est partout de règle dans un banquet.
Aucune trace d’un apéritif, qui est la règle actuellement, avec ce qui l’accompagne. Le potage est une des traces du repas "traditionnel" tel qu’il est encore servi dans quelques restaurants dans des villages ou, il y a encore quelques années, dans des fermes après de gros travaux, mais il est cependant à peu près exclu dans un menu servi en juillet. Une remarque générale avant de dire quelques mots des différents plats : on ne parlait pas alors de « bio », pas plus pour la viande et les poissons que pour les légumes, l’élevage intensif et les produits phytosanitaires n’existant pas.
Le saumon que l’on trouve partout aujourd’hui n’a que le nom en commun avec celui de la fin du XIXe siècle, exclusivement pêché et souvent, comme dans ce menu, préparé comme un autre poisson, et non pas fumé. Le filet de bœuf était un classique des menus festifs, présent par exemple au repas des maires de l’Exposition universelle de 1878 comme dans la plupart des banquets en France ; sans avoir totalement déserté les grandes tables, il est néanmoins plutôt rare de nos jours, tout comme le dindonneau qui est, avec la dinde fermière, devenu une volaille de luxe. Le cresson, plus apprécié hier qu’aujourd’hui, serait plutôt servi en salade. Les suprêmes de volaille ne semblent pas être devenus traditionnels, contrairement au pâté truffé — maintenant sans gelée ; il faut ajouter que l’emploi du foie gras était lui aussi très mesuré dans les menus.
Ce n’est sans doute pas dans les restaurants qu’une tradition culinaire s’est construite et maintenue. La seule constante en Périgord, depuis bientôt trois siècles, reste la truffe — mais la dinde (truffée) a été abandonnée et le foie gras ne s’est imposé que très lentement.